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La femme-fantôme
Une femme noire, seule, franchit les grilles d’un aéroport, une valise à la main.
D’où vient-elle ? D’un pays africain où elle a osé écrire contre son gouvernement.
Pourquoi ? Pour fuir les images de son viol par les assassins de sa famille sur ordre du régime en place, pour essayer de survivre ailleurs, de retrouver la liberté.
Elle est là, les mains vides ou quasi avec juste quelques photos et de maigres souvenirs heureux.  Elle demande l’asile politique, pleine d’espoir malgré son cœur rempli des cendres de sa vie détruite.
Ce pays gris dont elle a franchi les grilles sera-t-il terre d’accueil, terre de liberté, terre de vie ?
Nos pays européens sont sollicités chaque jour par des dizaines, des centaines de personnes en fuite.  Chacun a ses raisons économiques, politiques ou autres de cLa Femme Fantômehercher refuge dans un pays d’espérance.
Mais désormais, nos frontières sont faites de barbelés, nos portes sont cadenassées, nos règlements sont bétonnés.  Pas question d’entrer n’importe comment ou pour n’importe quelle raison.  Il faut se justifier, prouver son passé, démontrer que sa vie est en danger.
Devant un tel afflux de misère humaine, il semble normal de prendre des précautions, d’éviter l’envahissement par des hordes d’étrangers.
Ces mots sont ceux que nous serinent nos politiques régulièrement.  D’autres images nous montrent, elles, des mains tendues derrière des barbelés, des sourires tristes derrières des barreaux, des regards d’enfants entre le treillis des grillages.

L’auteur de la pièce, Kay Adshead, nous sensibilise, à travers l’histoire de cette journaliste africaine, à celle de certains de ces hommes et de ces femmes qui viennent quémander à nos frontières.
Le théâtre prend la place des médias, trop souvent muets, muselés ou inattentifs, pour dénoncer une situation par moments intolérable, un règlement rigide, engoncé dans de grands principes et qui ne sait et ne veut pas déroger d’un iota même pour raison d’humanité. 

Sans papiers, sans preuves, avec un récit empli des incohérences de la douleur, avec des mots poétiques, avec la pudeur d’une femme violée dans sa chair et dans son cœur, elle doit se justifier, répondre à des questions procédurières, tatillonnes.
Dix fois, cent fois, mille fois, elle devra se répéter, ne pas dévier d’un mot, revivre sans cesse son calvaire pour tenter de s’expliquer, de convaincre une administration bornée, paperassière et sans appel.
Elle va connaître les centres de détentions, les fouilles corporelles, les humiliations, les conditions de vie dégradantes.  Elle va subir les brimades, les menaces, les rétorsions mesquines.  Elle va entendre quolibets et remarques désobligeantes.
Kay Adshead avec ses phrases poétiques, dans un récit fait de flash-back et d’impressions nous fait vivre des brides de la vie de ces réfugiés entassés à la porte de nos pays d’asile et victimes désormais de nos comportements parfois aussi intolérants et inhumains que certains de ceux qu’ils ont subis dans leurs propres pays.
Carole Karemera est cette femme fantôme, sans nom.  Elle se raconte, elle se livre, elle crie sa douleur, elle laisse filtrer sa colère, sa rancœur, son chagrin, son désespoir.
Elle subit tout, les interrogatoires, les vexations, les humiliations, le voyeurisme, la faim, les inepties administratives, l’enfermement, l’isolement, la mendicité, la déchéance, les coups, …
Son jeu subtil nous fait vivre son calvaire, sa lente agonie, sa perte d’identité, sa lente déconstruction.
Elle alterne les personnages, elle est l’enquêteur, le vigile, le médecin, l’infirmière, la compagne d’infortune, l’assistante sociale, le passeur et la femme fantôme.
Dans un seul en scène qui marie l’intensité des mots, le poignant de la musique, les chants africains, les sirènes de poLa Femme Fantômelice, les bougies de l’espoir et les spots aveuglants des miradors des camps d’internement, elle est sans nom, un vague numéro, un dossier quasi anonyme, une farde bleue de 10 cm d’épaisseur qui gêne dans l’ordre bien établi d’un système à la cruauté institutionnelle.
Elle signe une magnifique performance (récompensée du Prix du Théâtre 2006 pour le Meilleur Seul en scène).   Accompagnée de la musicienne Manou Gallo qui rythme l’intensité des propos et ajoute un fond sonore, dans un soliloque d’une heure trente (qu’on ne voit pas passer tant l’intensité émotionnelle du spectacle est grande) Carole Karemera est sublime. 
A elles deux et avec les mots de Kay Adshead, elles réussissent la performance de faire entendre la voix d’une femme fantôme, d’une femme emblème de toutes les voix chaque jour étouffées, muselées dans nos pays d’Occident si bien pensants. 
Loin d’être un J’accuse retentissant, La Femme Fantôme est un plaidoyer pour un peu plus d’humanité, une larme qui coule sur une joue face à tant d’injustice, un sanglot de révolte et de colère résignée face à tant de cœurs fermés par des cadenas rouillés, une main tendue au-dessus des barbelés de l’insensibilité généralisée et institutionnalisée.

Spectacle vu le 08-01-2007
Lieu : Théâtre de Poche

Une critique signée Muriel Hublet

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